Peut-on raisonnablement parler du Japon sans aborder la question du sabre ? A priori oui, puisque je blablate sur l’Empire du Soleil Levant depuis près d’un an sans avoir abordé le sujet. Le plus beau, accrochez-vous, je dispose pourtant du matériau prêt à l’emploi depuis deux ans. Oui, je sais, je me fous du monde… Mais le lecteur régulier de ce blog ne s’en étonnera pas, rodé à notre relation célinienne, habitué à ce que je me foute du monde, de sa gueule, de tout…
Je m’inspirerai donc ici de la communication présentée il y a deux ans lors de ce que j’appellerai pudiquement “le colloque des bras cassés”. En voici la version remasterisée, dans un style moins académique.
Nihontō, le sabre japonais
De tout temps, l’homme s’est posé la question… Ah non, ça c’est le brouillon d’une vieille dissert’ de philo.
“Arme noble d’une époque civilisée”, dixit une célèbre citation, le sabre non laser japonais occupe une place unique dans l’histoire de l’armement.
Nihontō, késako ? Comme son nom l’indique, il s’agit d’un sabre (刀) du Japon (日本). Maintenant, chacun aura capté que mon titre constitue une formidable redondance… et, des images du célèbre katana plein la tête, se demandera l’intérêt d’un tel exposé.
Eh bien, d’une part, j’aime les sabres, j’en possède et je sais m’en servir – par exemple en cas de remise en question du bien-fondé d’un article, je dis ça, je dis rien. D’autre part, la réalité est plus complexe, puisque tous les sabres fabriqués au Japon ou dans un style japonais ne sont pas des nihontō, et tous les nihontō ne sont pas des sabres stricto sensu. Au-delà de la traduction littérale, la signification réelle reverrait plutôt aux “lames forgées au Japon selon la méthode nippone”.
Je traiterai le sujet en quatre parties au lieu des trois canoniques. Pourquoi quatre ? Parce que le chiffre 4 (四) se prononce shi en japonais, comme la mort (死), donc de circonstance pour parler d’un instrument destiné à couper les gens en rondelles. Ou plus prosaïquement, c’est le plan qui s’est imposé quand j’ai préparé l’exposé.
Je vous fais grâce de la présentation sur le mode universitaire – “dans un premier temps, nous verrons que…” – grâce à cette belle image recyclée du Powerpoint originel.
1) Typologie des sabres
Etablir une liste exhaustive de tous les types de nihontō serait une tâche aussi fastidieuse que dépourvue d’intérêt. Très schématiquement, la plupart se ressemblent comme deux gouttes d’eau, exception faite de la taille de la lame. Parce que oui, la taille compte autant que la façon de s’en servir.
Si la présentation grossière vous donne envie de crier au scandale, vous gênez pas. De chez moi, personne ne vous entendra crier.
Pour ne s’en tenir qu’aux principaux modèles :
Les sabres proprement dits :
- Nodachi (野太刀). Arme maousse mesurant dans les 2 m, réservée aux grands costauds et aux espaces très dégagés, donc assez peu usitée. D’autant plus que sa taille en rend la fabrication délicate. Si la lame ne vous découpe pas, le choc vous assommera. On peut comparer le nodachi à l’épée à deux mains occidentale, notamment les modèles XXL (flamberge, espadon, zweihänder).
- Tachi (太刀). Un des précurseurs du katana, il s’agit essentiellement d’une arme de cavalerie à forte courbure. Pourquoi courbe ? Parce la lame permet une meilleure taille quand on frappe en arc de cercle juché sur son fier destrier : plus d’amplitude, plus de force, max dps.
- Uchigatana (打刀). Autre ancêtre du katana, version bon marché et pour piéton du tachi.
- Katana (刀). Le célébrissime sabre associé aux samouraïs. Le katana est indéniablement une arme noble ; pour l’époque civilisée, ça dépend si on considère que se bourrer la tronche à coups de sabre lors de guerres féodales sans fin relève de la civilisation ou pas.
Il faut attendre le début du XVe s. pour qu’il devienne l’arme la plus courante devant le tachi et l’uchigatana. La lame mesure entre 2 shaku (60 cm) et 2 “et quelques” (jusqu’à 80 cm), pour une longueur totale de 80 cm à 1 m, poignée comprise. Le poids, de 800 g à 1,3 kg, est relativement léger : agitez-en un pendant 10 mn et vous comprendrez la notion de relativité… Le katana se manie généralement à deux mains mais peut être utilisé d’une main, seul ou dans une technique de combat à deux sabres (二刀, nitō) comme celle de Miyamoto Musashi. - Wakizashi (脇差). Version courte du katana, grossièrement comparable à un glaive. Manié d’une main, il est utilisé dans les combats en milieu confiné (intérieur, forêt) où une lame plus longue manque d’espace pour manœuvrer. Avec le katana, il forme le daishō (大小), littéralement “le grand et le petit”, comme Laurel et Hardy.
- Tantō (短刀) mesure dans les 40-50 cm. Il en existe une foultitude de variantes avec des lames plus ou moins courbes voire carrément droites, sans parler d’une lignée profuse d’armes plus courtes. Je m’en tiens au tantō pour faire simple, mais le catalogue des sabres miniatures, dagues, poignards, couteaux est aussi copieux que celui des vaisseaux chez Homère. (Ici, vous trouverez en bonus un complément sur le futokorogatana (懐刀) au paragraphe “les accessoires”.)
Auxquels s’ajoutent deux armes d’hast, portées en “divers” pour respecter la tradition de la rubrique fourre-tout :
- Yari (槍). Il s’agit bêtement d’une lance qui, en parfaite contradiction avec son nom, ne se lance pas. Contrairement au sabre, la lame est droite et à double tranchant. Cela dit, le fer allongé est forgé selon la même technique que les sabres, d’où la classification en nihontō. Parfaite démonstration de ce que je disais en intro : le type d’arme importe moins que la fabrication pour définir le “sabre”.
- Naginata (薙刀). Arme de gonzesse par excellence. Sans connotation péjorative, l’expression est à prendre au pied de la lettre. Le naginata est l’enfant adultère d’un yari et d’un katana, comprenez une lame de sabre montée sur une hampe de lance. En un mot, un fauchard. Arme redoutable contre la cavalerie, surtout utilisée pour trancher les jarrets des chevaux. Ou comment transformer une charge tonitruante en vaste mêlée de montures vautrées et agonisantes, d’ex-cavaliers plongés le nez dans la poussière… et vulnérables. A partir du XVIIe s., avec l’introduction des armes à feu, le mousquet obtiendra le même résultat et en plus de loin. Le meilleur exemple en est la bataille de Nagashino en 1575. Le naginata disparaît donc des champs de bataille et plutôt que le remiser au placard, les femmes de samouraïs développent un art martial rien qu’à elles. Depuis, le naginatajutsu est un art martial essentiellement féminin (mais toujours aussi redoutable, autrement plus que rouleau à pâtisserie occidental ; cf. fin de cet article).
Enfin, j’ai mentionné pour info les armes qui n’entrent pas dans la catégories des nihontō tout en étant des sabres typiquement japonais. Il s’agit de trois sabres d’entraînement pour la pratique des arts martiaux (iaidō, kendō, aikidō…).
- Iaitō (居合刀). L’outil de base en iaidō et iaijutsu, qui peut être tranchant ou non, en acier ou zinc et aluminium. Il est au katana ce que le Canada Dry est à la bière. Utilisé pour travailler les techniques de coupe, défourailler et frapper dans le même mouvement, etc. Les pastèques étant réservées aux ninjas nanars des années 80, nous, on s’entraîne sur des bottes de paille.
- Bokken (木剣). Sabre en bois… qui peut s’avérer mortel entre des mains expertes (faudra vraiment que je ponde un article sur les exploits de Miyamoto Musashi).
- Shinai (竹刀). Sabre en bambou… qui peut faire très mal aussi sous ses airs de joujou. Comme le kendō descend en droite ligne du kenjutsu des samouraïs et représente l’essence du bushidō moderne, le shinai est traité avec le même respect qu’un “vrai” sabre. On dit généralement qu’il est “revêtu de l’essence du katana”.
Suite au prochain numéro sans quoi la longueur de l’article va le rendre aussi indigeste que 80 centimètres d’acier plantés dans les boyaux.