“Sur quoi est centré ce festival ?” me demandait tantôt un type étrange portant pelle et mitaines.
Un cavalier qui surgit hors de la peste
Selon la rengaine bien connue, le Gion Matsuri (祇園祭) est un festival qui remonte à la nuit des temps. A l’époque, il ne faisait pas bon vivre à Heian-kyō (l’ancien nom de Kyōto). Prenez des abords marécageux, ajoutez la chaleur et l’humiditié d’un climat subtropical, une forte concentration de population due au statut de capitale et des aménagements urbains qui igorent l’évacuation des eaux usées, vous obtiendrez un formidable bouillon de culture.
Or donc, en 863, “voici que parut un cheval d’une couleur verdâtre. Celui qui le montait se nommait la Mort, et l’Enfer le suivait”. Pestilence s’installa avec sa bande de joyeux drilles Malaria, Variole, Grippe, Rougeole et Dysentrie. Ulcéré au propre comme au figuré par les épidémies à répétition, Seiwa Tennō décida de recourir à l’antibiotique miracle : une cérémonie destinée à chasser les mauvais esprits. (Musique de L’Exorciste.) En 869 eut donc lieu le premier Gion Matsuri qui consista à dresser 66 lances, dites hoko, dans un jardin impérial jouxtant le santuaire Yasaka. Pas que 66 soit le chiffre tronqué de la Bête, c’était juste le nombre de provinces, ancêtres des actuelles préfectures.
Le festival deviendra annuel à partir de 970 en dépit d’interruptions occasionnelles (guerre d’Ōnin au XVe s. et Seconde Guerre Mondiale). Comme les traditions ne sont pas aussi figées qu’on se l’imagine, même dans un pays comme le Japon, le Gion Matsuri changera profondément au cours de son millénaire d’existence. Au plan religieux, le kami Gozu Tennō, honoré au sanctuaire Yakasa, n’est plus considéré comme le responsable des épidémies mais comme celui qui en protège. Fini de balancer sa châsse à la rivière, on la promène juste parmi les fidèles avant de la ramener à bon port. La cérémonie perd donc en “agressivité” et s’offre un glissement de sens majeur vers le festif. Le cortège s’enrichit progressivement de danseurs, musiciens, puis de chars pour transporter les lances sacrées. Par métonymie, les chars seront appelés hoko. Leur nombre a varié au gré du temps : de 66, ils sont passés aujourd’hui à 33. Au XIVe, les guildes d’artisans ajoutent leurs processions. A partir du XVIe, le festival perd une partie de sa dimension religieuse, mais la classe marchande, qui monte en puissance et voit l’occasion de l’étaler, prend la relève.
Si la peste ne vous tue pas, la chouille le fera
Si le Gion Matsuri ne remplace pas une visite chez le médecin, il n’en demeure pas moins efficace. La preuve : j’ai assisté à une des processions en 2011 lors d’un bref séjour et deux fois à l’intégralité des festivités depuis que j’habite Kyōto, je n’ai pas attrapé la peste. Ça marche pour de vrai, croyez-moi sur parole.
Assez ironiquement, mieux vaut avoir la santé avant de mettre un doigt dans le fion un pied dans le Gion. On parle quand même d’un mois entier de festivités ! Comme enchaîner coup sur coup à la braderie de Lille, la Gay Pride, la procession de la Vierge, le défilé du 14 juillet et le marché de Noël. Des trois grands festivals de Kyōto avec Aoi Matsuri (15 mai) et Jidai Matsuri (22 octobre), il tient largement la tête. C’est même un des plus importants du Japon.
Côté calendrier, je m’en tiendrai aux dates phares sans rentrer dans le détail des péripéties annexes telles que les visites de telle personnalité dans tel sanctuaire.
- 1er juillet : Ouverture du festival (吉符入, kippuiri).
En pratique, l’ouverture dure du 1er au 5. A cette occasion, les officiels de la ville et associations participantes récitent moult prières pour la bonne marche du festival, soit dans leur coin, soit ensemble.
Jidai a sa Tomoe Gozen attitrée, Aoi sa Saiō-Dai. Pas en reste, le Gion dispose de son Chigo (稚児). Cet enfant sacré – qui a la chance de ne pas être tibétain donc ne n’avoir pas à supporter Edddy Murphy ni son ricanement infernal – et ses deux acolytes visitent le sanctuaire Yasaka, effectuent une danse traditionnelle et prient abondamment.
- 2 juillet : Tirage au sort de l’ordre des chars (くじ取り式, kujitori shiki).
32 chars doivent défiler mi-juillet. L’ordre est simplement tiré au sort pour éviter les prises de bec et luttes d’influence. Certains chars en sont exemptés, notamment le premier qui est toujours le Naginataboko (les autres gagnants du loto sont les 5, 21, 22, 23, 24, 25, 29 et 32). Un 33e char, l’Ofuneboko rejoindra le cortège en 2014.
La flotte se divise en deux flottilles (先の祭り, sakinomatsuri et 後の祭り, atonomatsuri), héritées de l’époque où la procession se déroulait en deux temps (trois mouvements). Pour des raisons pratiques, le défilé a été unifié en 1966, mais le maire actuel, Kadokawa Daisaku, aimerait revenir à l’ancienne tradition.
- 10 juillet : Début de l’assemblage des chars qui dure jusqu’au 13. Les chars sont de deux types, 9 hoko (鉾) et 23 yama (山), l’ensemble formant les yamaboko. Les hoko sont des monstres de 8 tonnes à vide (12 avec les passagers et la déco), hauts d’une dizaine de mètres (le double voire le triple en comptant la hampe qui surmonte le toit), tractés par une trentaine de personnes. Ils doivent leur nom aux lances originelles de la cérémonie, représentées par leur mât. Les yama pèsent “seulement” une tonne et demie, culminent à 6 m et sont tirés par une vingtaine de personnes. Certains sont surmontés d’un arbre qui symbolise à la fois une colline ou une montage (qui se dit yama en japonais) et le lien entre le ciel et la terre.
A noter que pas un clou n’est utilisé au cours de l’assemblage. J’ai vu le montage d’un de ces bestiaux, c’est carrément impressionnant ! Beaucoup de cordes, beaucoup de sueur…
L’assemblage est un des temps forts du Gion Matsuri. Quitte à faire cliché, on peut parler d’une véritable communion des habitants autour de leurs chars et de leurs représentants au défilé. Fait notable, même un gaijin peut trouver sa place dans le cortège (exemple ici d’un type qui vit depuis 10 ans au Japon et constitue une preuve vivante que l’intégration relève du possible). Je me dis que je devrais peut-être réfléchir à la question, même si je me vois mal tracter 12 tonnes avec mes bras comme des allumettes…
Pour autant que je sache, le financement des chars repose entièrement sur l’initiative privée, les associations locales et la bonne volonté des habitants de chaque quartier. Personne n’a su me donner de chiffre précis, mais “colossal” paraît définir le coût de l’entretien, du stockage, etc. Quant à la création ou re-création d’un char, le budget se situe à un niveau qui renvoie Hollywood chez les clodos. C’est d’ailleurs un des problèmes principaux du retour de l’Ofuneboko pour 2014 ou 2015 (cf. là).
- 10 juillet : Parade des lanternes (お迎え提灯, omukae chōchin) et purification des mikoshi (神輿洗い, mikoshi arai) qui marque le “vrai” coup d’envoi des festivités grand public.
En France, on sort son chien pour qu’il coule un bronze. Au Japon, on aime bien promener des trucs au premier rang desquels figurent les lampions et les dieux. Une autre classe… Choc culturel…
Au départ du sanctuaire de Yasaka, un cortège de 3-400 personnes parcourt la ville au rythme des tambours et flûtiaux, un peu comme une charge mexicaine sur Alamo. On y croise beaucoup d’enfants dans des costumes improbables. J’en fais encore des cauchemars pleins de clowns tueurs miniatures…
Suit une deuxième procession qui trimballe les mikoshi, des palanquins avec lesquels on ne déconne pas puisque c’est là-dedans que la divinité associée est censée s’incarner. Les mikoshi sont emmenés du sanctuaire Yasaka jusqu’à la rivière Kamo pour y être nettoyés et purifiés. A la suite de quoi les dieux y installeront leur QG pour la procession du 17. Enfin, le 28, nouvelle sortie des mikoshi pour un après-lavage.
- 14-16 juillet : festival Yoiyama.
Là, on attaque le cœur du Gion Matsuri. Trois jours de folie les 14 (宵々々山, Yoiyoiyoiyama), 15 (宵々山, Yoiyoiyama) et 16 (宵山, Yoiyama). Encore heureux que les réjouissances ne durent pas davantage rien qu’à cause du nom qui s’allonge pour chaque journée.
De nombreuses rues sont fermées à la circulation pour que les piétons puissent baguenauder à leur aise. Les trottoirs se couvrent d’étals proposant nourriture, becquetance, boissons, mangeaille, porte-bonheur, bouffe et autres trucs à grignoter. Chacun aura compris qu’avoir un petit creux relève de la pure mauvaise volonté. A part se remplir la panse, c’est l’occasion rêvée d’aller jeter un œil aux chars qui sont exposés, décorés et abondamment illuminées – c’est des maniaques de la lanterne ici. Oui, illuminés, parce que la nuit n’arrête pas les fêtards.
Les costumes traditionnels sont de sortie pour beaucoup de Kyotoïtes. On croise des geiko et maiko à tous les coins de rue. La musique sonne, sonne, sonne, comme disait l’autre, en l’occurrence le Gion-bayashi. L’ambiance est excellente et rappelle un peu la braderie de Lille… en moins alcoolisé, moins crade et où les gens savent se tenir. C’est à vivre plus qu’à décrire (et hop, pirouette scripturale).
Ironie du sort, le district du Gion qui donne son nom au festival est assez peu concerné : tout se passe en face, de l’autre côté de la rivière, exception faite d’un couloir qui mène au Yasaka-jinja (cf. plan ci-dessous).
Je n’ai pas trop d’itinéraire à conseiller pour faire la tournée desbarschars. Ayant légèrement picolé pour l’occasion, j’ai surtout suivi les lumières. M’enfin, grosso modo, on a fait le tour en deux fois. On peut visiter les chars et y acheter des porte-bonheurs (お守り, omamori). Et là, je me dis que vu le nombre de manifestations auxquelles je participe sur une année, avec leur lots d’amulettes, prières, cérémonies propitiatoires et rituels censés repousser les mauvais esprits, je dois pouvoir affronter la hiérarchie démoniaque complète les yeux fermés et coller une rouste à Cthulhu d’une simple pichenette.
PS : Si vous êtes cardiaque, méfiez-vous de la nuit du 16 au 17 pour cause de fanfare nocturne. La musique, censée porter chance au défilé du lendemain, pourrait être le dernier air que vous entendrez. En tout cas, elle garantit un réveil en fanfare qui n’aura jamais si bien porté son nom.
- 14-16 juillet : festival des paravents (屏風祭, byōbu matsuri).
En parallèle, le sanctuaire Yakasa est le théâtre de diverses mainfestations tournant autour des arts traditionnels : cérémonie du thé (kencha matsuri), musique, danse…
Surtout, il y a le festival des paravents. Les habitants du coin ouvrent leur maison au public. Sans que cette pratique tourne au pillage ou au vandalisme, faut le noter. L’occasion rêvée de visiter des maisons traditionnelles et d’admirer des œuvres anciennes que musées et collectionneurs s’arracheraient. Arsène Lupin ferait un malheur… Kimonos, calligraphies, armures, et bien sûr paravents, des trésors patrimoniaux s’offrent au visiteur – juste à son regard, c’est pas un libre-service. Gros avantages sur un musée : gratuit et sympa. Evidemment, comme on se pointe chez l’habitant, s’agit de se comporter selon les usages et pas comme en terre conquise. Occasion unique aussi de rencontrer les Kyotoïtes in situ (dont certains connaissent la tradition du verre de l’amitié et l’emploi du pluriel, avec les conséquences que l’on imagine…).
- 17 juillet : Défilé de chars (山鉾巡行, Yamaboko junkō).
Le gros morceau ! Sauf qu’à raconter… Des chars défilent. Et voilà. Aucune description balzacienne de 50 pages ne donnerait un vague aperçu du spectacle. Par chance, depuis Honoré, on a inventé un truc formidable : la photo.
Que dire de plus ? Cette procession de Panzer en bois est inscrite au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité depuis 2009, soit 1000 ans de retard sur l’inscription dans la réalité du patrimoine nippon. A part ça… Ah, si ! Le gnome sacré, le Chigo, peut enfin descendre de son perchoir. Parce que sitôt le char de tête assemblé, il y prend place et doit y rester dedans jusqu’à la fin de la procession. Interdiction formelle de fouler le sol pendant 3-4 jours. Et pour info, y a pas de chiottes dans son gourbi…
- 24 juillet : Parade hanagasa (花傘巡行, hanagasa junkō).
Gros défilé des “fleurs parasol” (traduction littérale) avec moult gamins en costumes improbables (c’est une manie), donzelles en yukata, geiko et maiko comme s’il en pleuvait, chars (encore), dragons (pas des vrais, c’est des gens déguisés), musiciens, danseurs…
- 31 juillet : Cérémonie de clôture et grande purification (夏越祭, nagoshi sai).
Le 29, les huiles de la cité iront rendre compte au dieu du bon déroulement du festival. Deux jours plus tard, le petit peuple, dont je suis, ira lui rendre hommage à son tour. A Eki jinja, petit sanctuaire situé dans Yakasa, on passera à travers un immense anneau de paille tressée. Le geste purifie, porte chance et protège contre les maladies ; on peut le comparer au saut par-dessus un feu de la la saint-Jean.
S’il n’y a qu’un seul festival auquel assister au Japon, c’est bien le Gion Matsuri. Le meilleur moment reste la période du 13 au 17 où se concentre le gros de l’animation. Faut juste pas être trop allergique à la foule ni à la fatigue, et savoir mettre en pause le mode touriste pour profiter de l’ambiance et du spectacle autrement que par le prisme de l’appareil photo.
Dire que je suis prof et que j’en suis réduit à m’infliger moi-même le devoir de rédaction “qu’avez-vous fait pendant vos vacances ?”