Avertissement liminaire : si vous tombez sur cette page en croyant pouvoir y télécharger Naruto, vous vous fourrez le doigt dans l’œil (ou tout autre orifice non prévu à cet effet).
Un ami – que j’appellerais Crésus pour les besoins de cet article – m’a envoyé un lien complètement inutile mais très drôle (click on ze truc bleu souligné), même si le but recherché par l’intervenante était l’inverse.
C’est l’occasion de vous faire un petit laïus hyper construit en deux parties : grand 1, la France ; grand 2, le Japon (j’ai passé l’âge du plan canonique en 3 parties chacune pourvue de 3 sous-parties).
Je vous fais grâce du débat sur le téléchargement, légal ou illégal, bien ou pas bien, gratuit ou payant, surveillé ou en roue libre. Chaque partie a autant d’arguments qui se tiennent qu’une réserve de mauvaise foi à peu près égale à la mienne. Priver Johnny de sa énième résidence secondaire dans un paradis fiscal fera de vous un salaud de pirate ou Robin des Bois, question de point de vue.
La loi est là et c’est comme ça. Qu’elle soit faite surtout par et pour des ayant-droits bien nantis, c’est un autre débat.
1) Grand 1, la France
Se foutre de la gueule d’Hadopi, c’est frapper un homme à terre, tirer sur l’ambulance, tabasser un cul-de-jatte manchot. Donc pourquoi s’en priver ? A vaincre sans péril, on triomphe peinard, dixit le proverbe.
Si j’ai bien compris la logique du propos, Hadopi est efficace à tout point de vue. Pris au pied de la lettre (et sans une once de mauvaise foi de ma part, vous vous en doutez bien), voici mes conclusions :
- Il n’y a en France que 14 personnes qui se livrent à du téléchargement illégal. Chapeau ! Sans quoi, la loi étant la même pour tous (il me semble, je ne suis pas juriste), tous les sales petits gredins de pirates atterriraient menottes aux poignets entre les mains de la justice. (Je ne suis toujours pas juriste, mais il me semble que quelques textes de loi sur les droits d’auteur, la propriété intellectuelle, la diffusion d’œuvres, la contrefaçon, etc., prévoient ce genre d’issue désagréable pour le contrevenant.) Ah, on m’indique qu’il s’agit de multi-récidivistes. J’aime bien la logique de la “riposte graduée”. Ça s’applique à d’autres domaines ? Combien de banques on peut piller avant que ce soit considéré comme de l’abus ? C’est pas comparable, paraît-il. Ah… L’argument “pirater, c’est du vol”, rappelez-moi qui l’avance ?… Qui plus est, entre la transmission d’un dossier et un procès, il y a une marge. Et entre procès et condamnation, une de plus. Vu le caractère nébuleux de pans entiers de la législation dans ce domaine – quand ils existent ! –, sans parler de pratiques borderline d’Hadopi et ses
hommes de maincomplices hautement intéresséssous-traitants, les avocats vont se régaler. Oui, c’est toujours aux avocats que profite le crime. Ils repartent toujours libres, eux, et un peu plus riches. - Un mail et c’est réglé. A Disneyland peut-être. Dans le monde réel, j’ai comme dans l’idée que la proportion de 95% de gens ayant compris la leçon et les 5% restants qui finiront au bagne de Cayenne devraient être interverties. 5% stoppent le DL, les autres se rabattent sur l’adage “pas vu pas pris”. Tout ce que je retiens de l’article, c’est que les Français ne sont pas si cons que ça et conformes à leur réputation de débrouillardise, d’adeptes du Système D. En un mot, les McGyver du Web. Parce que le grand absent que je note, ce n’est certainement pas du côté de la mauvaise foi évidente qu’il faut le chercher. Quid des solutions alternatives ? Silence complet. Hadopi serait-elle la seule à ne jamais avoir entendu parler de streaming, téléchargement direct, VPN, masquage d’IP et j’en passe. Y a pas que le p2p dans la vie, les gars, réveillez-vous, on est au XXIe siècle. Quand on parle de la lutte de l’épée et de la cuirasse, c’est pas stricto sensu, sans quoi pendant que vous marinerez en armure comme des homards dans une cocotte-minute, d’autres se feront un plaisir de vous démontrez le pouvoir pénétrant d’une arme à feu. Bayard en est témoin…
J’imagine dans la même logique délirante “pas de traces, pas de crime”, la police débarquer sur les lieux d’un cambriolage et conclure qu’il n’y a pas rien qui cloche parce que son auteur a pensé à ne pas oublier son portefeuille ou à mettre des gants… - Il n’y a rien de plus efficace que la pédagogie. A Hadopisneyland peut-être. On passera sur la définition de la pédagogie en la résumant à dire “attention”… Je croyais que la notion était associée à l’éducation et à l’enseignement, mais je me trompe peut-être, après tout, je ne suis que… prof. Donc rarement confronté à ce concept dans l’exercice de mes fonctions.
C’est un fait connu et avéré (si, si) que si on dit à quelqu’un “attention, télécharger c’est pas bien”, il arrête aussitôt. Sachant que 1) la génération actuelle des plus jeunes se branle royalement de l’autorité et que 2) avec les adultes, la politique des gros yeux et de la grosse voix marche moyen… j’ai comme un doute. - L’Education nationale enseigne (si, si, je vous jure). Quand on voit que tout le monde se plaint des résultats et du niveau moyen des primaires, collégiens, lycéens, universitaires… (Petit indice : certaines facs ont rétabli les cours de français en 1ère année de Deug, enfin licence maintenant, tellement le niveau en français est à chier). Bon, donc l’organe d’Etat dont la pédagogie est le métier n’est pas foutu de le faire correctement. A côté de ça, un autre organe, complètement amateur dans ce domaine, y arriverait ?…
Le site de la Haute Instance aura du mal à me contredire vu la pauvreté de son contenu “éducatif”. Zéro débat, évidemment, faudrait pas prendre le risque de se faire mettre le nez dans son caca. Et même zéro argument de leur part, même tout foireux. Où sont les chiffres bidons ? les postulats branlants ? les affirmations gratuites erronées ?… On en trouve un peu en cherchant, mais il manque LE grand discours moralisateur, pompeux et pompant, caviar pour les chieurs dans mon genre. C’est moitié un site de VPC qui vous propose de payer pour vous faire fliquer (!?!), moitié “panique, j’ai reçu un mail, que faire ? dois-je me rendre à la police ?”. A noter qu’en cas de recommandation, le seul moyen de les contacter au final, c’est… le courrier papier par voie postale. Bienvenue au XXIe siècle… Ayant reçu une “recommandation” avant mon départ pour le Japon, j’en sais quelque chose. J’avais bien tenté de leur téléphoner, mais pour m’entendre dire que la Poste était mon amie “pour des raisons de sécurité”. C’est clair qu’un bout de papier ne risque pas de se perdre en route… C’est beau de voir que les Hadopiens n’ont même pas confiance dans leur propre sécurité informatique… - “Nous sommes très très bons.” Je ne l’invente pas, c’est dans l’article. Le parfait sans faute. Quel beau parcours, surtout avec des chevilles pareilles ! Réussite, car 95% des gens ne se font pas repiquer, parce qu’ils ont compris (ou peut-être essayé des méthodes plus discrètes, va savoir). On prévoit d’envoyer 50000 personnes par an à l’échafaud, soit depuis sa création en décembre 2009, un total de 130000. Un bilan de 14 (pas 14 mille, 14 tout court), c’est donc très bien. Ah… On comprend mieux pourquoi les entreprises d’Etat ont du mal à être rentables si elles partagent la même philosophie sur les objectifs. Je me demande si je ne vais postuler comme commercial chez Hadopi, vous en connaissez beaucoup des boîtes satisfaites avec des chiffres 10000 fois en-dessous des objectifs ?… On prévoyait de créer des emplois grâce à la répression et finalement non. C’est vrai qu’à l’heure actuelle, la France, qui a battu ces jours-ci tous ses records de chômage depuis 25 ans, peut se permettre de considérer la création d’emplois comme un luxe superflu. Certes, on ne peut que se réjouir des économies pour le budget de l’Etat, lequel ne s’engagera donc pas dans des embauches et des procédures judiciaires coûteuses. Quel plan diabolique de créer une institution coûteuse pour se glorifier de faire des économies derrière ! On n’aurait pas fait des économies dès le départ en ne créant pas Hadopi ?
- Un point positif à signaler. On peut reprocher à Hadopi de prendre les gens pour des grosses buses en balançant des énormités pareilles alors que les faits passés sous silence sont de notoriété publique (trouvez-moi un internaute qui n’a jamais entendu parler de streaming ou de téléchargement direct). Mais quand même, faire preuve d’une mauvaise foi si évidente, en sachant que tout le monde sait, en sachant qu’ils vont être la risée du monde connu, y a pas à dire : faut des couilles et ça, ils en ont.
Vu l’efficacité de la chose, je propose de l’étendre à d’autres domaines :
- Pour tous les crimes et délits, on a droit à 2 avertissements avant de voir son dossier transmis à la justice. Ça me rappelle un sketch de Coluche (“au bout de 30 avertissements, on peut avoir un blâme”).
- On en reste au papier crayon et on fait l’impasse sur la technologie moderne, aussi bien en termes de communication que de gruge. J’imagine bien les surveillants du bac dire en suivant le même raisonnement : y a pas de triche au bac parce qu’on a dit que c’était pas bien et que les élèves n’ont pas d’antisèches planquées dans la trousse. Par contre, je sais pas pourquoi, ils n’arrêtaient pas de pianoter sur leur iTruc ou d’écouter attentivement leur oreillette Bluetooth. Même l’Education Nationale est au courant des moyens modernes pour truander, c’est dire !
- Tiens, puisqu’on parle d’elle… Il faut vendre la méthode “pédagogique” à l’Education nationale : les profs envoient un mail d’avertissement à 1 million d’élèves le jour au premier exo pas rendu et à la fin de l’année, seuls 14 d’entre eux n’ont pas leur brevet/bac/diplôme.
- Les ministères de l’Intérieur et la Justice pourraient apprécier également de généraliser le concept “pas de procès = pas de dépenses” (autrement que par la méthode stalinienne, pas de procès, un peloton). La maréchaussée envoie un mail d’avertissement à 1 million de délinquants et criminels et finalement seuls 14 d’entre eux ne décident pas de se ranger et de revenir dans le droit chemin. De facto, la question de l’engorgement des prisons s’en trouve réglée. Tout le monde, à quelques irréductibles Gaulois près, étant devenu sage et respectueux de la loi, on ferme le Ministère de la Justice, dont les 74000 agents iront pointer à Pôle Emploi, mais c’est un détail.
2) Et le Japon ?
Ah, l’Empire du Soleil Levant, terre de haute technologie, toujours à la pointe du progrès… Vous vous doutez bien qu’ici la question est réglée depuis belle lurette !
Ou pas.
En ce moment, le ton se durcit au Japon sur le problème du téléchargement.
L’info a vaguement filtré par chez vous, j’ai vérifié. Au passage, merci à un site francophone qui se désole de ne pouvoir en dire davantage à cause de la barrière de la langue japonaise et renvoie sur une page… en anglais (langue que tout un chacun maîtrise instinctivement à la naissance et ne pose aucune barrière entre les anglophones et les autres).
Mon pays d’accueil s’est donc décidé en juin 2012 à légiférer sur le téléchargement. Loi qui prendra effet sous peu, au 1er octobre. En réalité, la loi existait depuis 2009. Le téléchargement de contenu soumis à des droits était déjà illégal… mais non réprimé, puisque le législateur avait omis d’inclure une sanction à son texte. Oui, c’est concept comme système. Interdit mais pas puni. Vachement dissuasif.
La diffusion de fichiers, quant à elle, était réprimée depuis 2010 avec jusqu’à 10 ans de prison et 10 millions de yens d’amende. Désormais, télécharger expose à 2 ans de prison et de 2 millions de yens d’amende (contre 3 ans et 300000 euros pour les maxima français). Marrant, tiens, cette manie de la symétrie dans les chiffres chez les législateurs de tous horizons, 10-10, 2-2, 3-3. Balle de match.
A noter qu’en novembre 2011, les Japonais étaient venus jeter un œil bridé sur l’Hexagone. Etait présente une délégation du Mitsubishi Research Institute et du インターネットコンテンツセーフティ協会 (Intānetto Kontentsu Sēfuti kyōkai ou Internet Content Safety Association, un genre de club des FAI nippons), qu’on appelle simplement ICSA, parce que c’est plus commode à écrire que la foultitude de petits bâtons dans tous les sens.
Bizarrement (hum…), le modèle Hadopi n’a pas été retenu, allez savoir pourquoi… La riposte graduée avait pourtant été envisagée au Japon dès 2008, mais il faut croire que voir le système à l’œuvre a dû leur remettre les idées en place encore mieux que la bonne vieille méthode du seppuku qui lave dans le sang la honte d’avoir méchamment chié dans la colle. On les imagine aisément dans l’avion les ramenant vers la mère-patrie, tordus de rire, lol, mdr, ptdr, etc.
La Diète met donc les pirates au régime (oh, Laurent Ruquier, vous ici, quelle surprise !) sur un score sans appel : 221 à 12 à la Chambre des Conseillers et proportion du même ordre à la Chambre des Représentants. Sauf que, si la loi apporte des précisions sur la sanction et quelques autres points (comme l’interdiction de passer outre les protections anti-copie), pour le reste, le flou total nous attend.
Exemples :
La loi punit celui qui télécharge en connaissance de cause. Je sais que c’est illégal, je télécharge quand même, je suis un criminel. Sinon, je suis juste un ignorant et on me pardonne ? Moi qui croyais qu’une défense basée sur “je savais pas, je vous jure” se faisait laminer dans un tribunal… Il va de soi que nul n’aurait l’idée de mentir en prétendant ne pas savoir. Qui a dit “Bisounours” ?
Le problème du streaming reste entier. Ok, on fait que mater. Ok, à l’arrivée, y a pas plus de fichier sur le disque dur qu’au départ. Mais entretemps ? Parce que tout temporaire que ce soit, ça télécharge à fond les ballons. Réponse : prrrrrt. On sait pas. Certains disent oui, d’autres non. On va finir par inventer le concept d’illégalité temporaire…
Dans la série casse-tête, la copie personnelle de sauvegarde est autorisée et interdite. Deux lois, deux mesures.
La question du comment, tout de même primordiale, reste un mystère. Les ayant-droits nippons, principalement dans le domaine audiovisuel et musical, ne sont pas à cours d’idées. La plus fabuleuse est carrément de proposer aux FAI d’installer un mouchard (payant, cela va de soi) qui surveillerait les connexions et flux de leurs clients et bloquerait d’autorité les transferts illégaux. Outre faire une croix sur le concept de vie privée, certains sont dubitatifs sur la pertinence de laisser aux mains d’un robot les fonctions de surveillant, juge et bourreau.