Sacré connard

Ma biographie.
Ma biographie.

Parmi les multiples questions débiles dont on m’abreuve depuis près d’un an que j’ai débarqué avec armes, femme et bagages, il en est une qui revient souvent : est-ce que ceci ou cela ne te manque pas ?
Non.
Rien de rien. Je ne regrette rien. Rentrez-le bien dans dans vos crânes de piaf, comme le chantait cette chère Edith.

  • Bizarrement, louvoyer entre le chômage, les boulots précaires et les formations moisies ne manque pas depuis que j’ai un taf stable, agréable et bien payé. Pôle Emploi et ses délires administratifs non plus. A la limite, je pourrais regretter le surplus de temps libre dont je disposais, mais il m’en reste assez pour m’octroyer moult loisirs (arts martiaux, baise, écriture, fornication, tourisme, luxure, wargame avec figurines…).
  • Le formidable temps du Nord et ses 300 jours de grisaille. Ok, je n’aime pas le soleil, mais y a des limites. Bien content d’avoir troqué un perpétuel automne contre de vraies saisons.
  • Les amis. Les quoi ?
  • La famille, pareil. Le début de ma période lilloise m’a amené à quitter le domicile parental il y a plus de quinze ans. Depuis, j’ai eu le temps, je crois, d’assimiler le départ du cocon familial. Et puis bon, avec une webcam, on a le son et l’image, c’est pas comme si on était encore au temps de la marine à voile et d’un courrier par an.
  • La bouffe. Vu que Kyōto n’est pas ce qu’on pourrait appeler “un modeste village de pêcheurs perdu sur une île éloignée de tout”, on y trouve un peu plus que du riz et du poisson. J’ai bien dû adapter mon régime à la gastronomie locale, mais j’en sors gagnant. La cuisine nippone est autrement plus riche que la liste très limitée des plats proposés dans les restos japonais de France et de Navarre. Quant à mes péchés mignons (nougat de Montélimar, pastis, champagne…) difficilement trouvables sur place ou à des prix qui défient l’entendement, je les fais venir de l’Hexagone via papa-maman. La version de luxe des colis de la Croix-Rouge.
    Reste le cas particulier du fromage. La production proprement locale est anecdotique. Les imitations de produits étrangers (notamment français), comme le camembert japonais – un concept en soi –, s’avèrent insipides pour celles que j’ai testées. Comme du Babybel avec encore moins de goût, c’est tout dire. Quant aux importations, le camembert made in Normandie passe pour un produit de luxe. A 15 € le clacos, faut pas déconner. Mais vu ma faible consommation en France, je vis très bien sans.
  • Les bouquins, j’admets… ah non, en fait. Traîner dans les librairies comme j’en avais l’habitude pourrait me manquer, par exemple. Sauf que je m’adapte : je traîne dans des librairies japonaises et je lis des bouquins en japonais. Quant aux bouquins en français, il faut effectivement se lever de bonne heure pour en trouver en rayon. Mais grâce au dieu Internet, suffit de commander en ligne et hop, c’est magique. On n’est plus au XIXe s. Au pire, le plan B consiste à les faire acheter en France par ma mère qui me les expédie ensuite. Hop, c’est magique aussi.
  • En vrac, je pourrais citer aussi le prix exorbitant des clopes, les trottoirs couverts de merde de chien, le service exécrable dans les restos et les magasins, le ridicule patrimoine culturel de Lille, les trains en retard et les métros en panne…

Mon naturel bon et bienveillant (sic) me pousse à admettre que la question du manque, du mal du pays ou de la nostalgie pourrait à la limite éventuellement peut-être ne pas être considérée comme totalement débile. M’enfin, tout dépend quoi et qui. Quand on connaît ma formidable faculté de sociopathe qui ne s’attache à rien, ce genre de questions n’a pas lieu de se poser.

La palme revient à m’avoir demandé si entendre parler français ne me manquait pas. Consternant…
Vu que c’est “un peu” mon boulot de l’enseigner, j’ai “quelques occasions” de le pratiquer et de l’entendre. Après, j’admets que le français parlé par mes élèves n’est pas parfait, sans quoi ils n’auraient pas besoin de cours. Mais c’est suffisant.
Sans compter qu’à la maison, c’est bilingue. Ce qui donne des conversations assez surréalistes où on saute d’une langue l’autre en fonction de celle qui exprime le mieux ce qu’on a à dire. Et puis le père de Yumi est francophone, et puis il y a la webcam avec mes parents et les visites de ou chez l’ami Pierrot certains week-ends, et puis comme je passe mon temps à parler tout seul dans la langue de Molière (en alexandrins rimés, donc)…

Quant à la présence française, elle manque encore moins. Aucun risque de me lancer dans la chasse aux expats ou aux touristes, c’est pas faute de l’avoir répété 12000 fois sur ce blog, par mail, lettre, signaux de fumée…
Je les évite comme la peste. Encore la peste pose moins de problèmes vu l’absence de cas répertoriés depuis un bail.
A dire vrai, je suis devenu un dieu de l’esquive à ce jeu à la con. C’est pas les méthodes qui manquent dès qu’un type commence à s’approcher. Changer de trottoir en faisant mine de ne pas entendre ses appels désespérés, s’enfourner dans le premier magasin ou la première ruelle qui se présente. Cela dit, des furieux s’accrochent parfois, perdus, désespérés, hagards, qui se lancent à ma poursuite. Reste la solution de sortir son téléphone et entamer une conversation fictive pour bien montrer “là je suis occupé” (à base de allô… silence.. oui… silence… en effet… silence… certes… silence… diantre… etc.). Ou appeler Yumi pour lui dire que je n’ai rien à raconter, mais qu’elle me sert d’excuse pour me débarrasser d’un trou du cul collé à mes basques. En japonais, le péon ne bite rien, donc aucun risque de le voir s’exciter.
Au-delà des basiques solutions de fuite, quand on ne peut pas y couper, il est toujours possible de répondre qu’on ne parle pas anglais puisque 9 fois sur 10 les gugusses demandent un truc dans la langue de Shakespeare (de l’anglais élisabéthain versifié en pentamètres iambiques donc). Et s’ils rebondissent (toujours en anglais, pas logique, mais bon) sur “vous parlez telle langue ?”, toujours répondre non. Si possible dans la langue en question, parce que c’est plus marrant. Avec le temps, je suis devenu un spécialiste pour dire “je ne parle pas telle langue” dans presque tous les idiomes européens, de Lisbonne à Moscou, d’Athènes à Stockholm. Parfois je réponds en japonais. Ou alors en français, et au cas où l’interlocuteur en connaîtrait quelques rudiments, je prends soin de la rendre aussi peu intelligible que possible en abusant de tournures familières ou argotiques qui ne sont jamais enseignées. Il y a peu de risques qu’un non-francophone de naissance puisse comprendre une phrase comme “alors là, Dugenou, j’entrave que dalle à ce que tu blablates et t’es mal barré pour sortir de ta panade”.
De temps en temps, je m’octroie un coup d’éclat. J’ai conté il y a un bail ma rencontre avec une pauvre étudiante que j’ai fait fondre en larmes. Une fois, à un Américain (facile à repérer : obèse, bruyant, accent de chewing-gum mâchouillé), j’ai tendu mon majeur en répondant “Remember Hiroshima”. La classe.
Je suis déjà tombé sur un hurluberlu qui m’a demandé si j’étais yakuza. Il avait l’air vraiment sérieux en plus. Un pur touriste, quoi…
Evidemment avec les Français, c’est plus délicat, surtout si je ne les ai pas vu arriver et qu’ils m’ont surpris à parler la langue de Céline (pour changer de Molière). Auquel cas, soit “je ne sais pas, je suis un touriste et là j’ai pas le temps au revoir”, soit “c’est tout simple : vous prenez la première à droite, vous allez tout au bout de la rue qui est assez longue, là vous tournez à gauche et c’est tout droit sur 200 mètres, vous pouvez pas vous trompez”… sauf que leur destination est 50 m derrière et qu’ils sont passés devant sans faire gaffe.
A l’occasion, je croise quand même des gens sympathiques, mais bon, taper la causette 5-10 mn ne mène pas loin. Je ne vais pas commencer à me lier à des gens qui repartiront en France la semaine d’après et que je ne reverrai jamais. Pis faudrait pas qu’ils croient qu’ils peuvent se repointer à Tokyo et débarquer dans mon bunker. “Vous avez un mail pour qu’on puisse rester en contact ?” Nan, mais les gens, on a parlé 5 mn, on n’est pas des amis d’enfance, on sait très bien qu’au bout de 2 mails, ce sera le silence radio. Y a des gens que je connais depuis 10 ans qui ont déjà du mal à en envoyer, alors d’illustres inconnus croisés au détour d’une rue… Donc hop, adresse fictive et j’évite les pertes de temps, invasions éventuelles et hypothétiques emmerdements.
Le plus beau, c’est que je déconnais de la même façon en France. Combien de touristes en goguette à Lille j’ai pu envoyer “à l’insu de leur insu” (et sûrement pas de leur plein gré) vers l’avenue du Peuple Belge à l’heure où les putes étaient de sortie…
A l’arrivée, la phrase que j’entends le plus souvent dans la bouche de Yumi n’est pas “je t’aime” ou “on baise ?” (quoique…), mais “t’es quand même un sacré connard”.