Pousser la chansonnette

Je considère le karaoké comme un des avatars du Mal Absolu, aux côtés de la mayonnaise, des Etats-Unis, du romantisme et des quelques trucs que j’abhorre au dernier degré (je n’aime rien ni personne, la liste est donc très longue).
Je chante et danse aussi bien que je nage. Or j’ai la grâce aquatique d’une enclume. Je me considère donc comme automatiquement exclu des piscines, des boîtes et des karaokés sans avoir besoin de demander un mot d’excuse à ma gentille maman. Mon seul talent cantatoire est de pouvoir chanter éructer – sans le moindre sens de la mesure – n’importe quel morceau avec des intonations vomitatoires dignes des meilleurs (pires ?) vocalistes de death metal. Quinze ans après, quelques potes restent traumatisés par ma reprise de Bioman sauce Sepultura.

Mon expérience de cette abomination en France s’est limitée à deux fois. La première était la meilleure : je suis rentré on m’a traîné de force dans un bar karaoké avec des potes qui eux voulaient vraiment y aller et sous prétexte d’avoir envie de pisser, je suis ressorti et rentré chez moi. Ça n’a duré que cinq minutes, c’était super ! La deuxième, c’était dans le seul resto qu’on avait trouvé ouvert tard le soir avec ma copine de l’époque. Le patron dudit restaurant a passé la soirée à pousser la chansonnette non-stop. On est resté parce qu’on crevait de faim, mais je l’aurais bien crevé tout court.
Quant à mon (mes) expérience(s), j’en parle pour deux raisons. 1) J’ai survécu à un karaoké japonais (clin d’œil à David). 2) Ma chère et tendre chante admirablement bien (ojectivement) et m’a convaincu de rédiger cet article (selon des méthodes bien à elles donc aussi lascives que subjectives).

Marquons ce jour d’une pierre blanche, car contrairement à mon habitude, je ne vais pas vous raconter l’historique de cette “chose”. C’est dire si le sujet me gave.
Comme la plupart des créations humaines contre-nature source de tous les maux, l’invention remonte au XXe s et sa paternité reste sujette à débat (et après, on vient me dire que c’est moi qui penche sur des sujets débiles). Je m’en tiendrai à la version qui veut qu’Inoue Daisuke l’ait inventé en 1971. C’est (malheureusement) une pratique qui depuis fait fureur dans toute l’Asie.
Le terme karaoké, lui, est garanti japonais pur jus : カラオケ, karaoke, de 空 (kara, vide) et オーケストラ (ōkesutora, orchestre).

Yumi chante bien, très bien même, et ne se prive pas de le faire entendre, mademoiselle ayant sa petite fierté sur le sujet. Or donc, voilà que la miss me propose de sortir avec des ami(e)s à elle. Ok, ça m’intéresse. Dans un karaoké. Ah, euh, tiens, un paquet de copies que j’ai oublié de corriger. (Le Génie du Mal que je suis en garde toujours un au cas où.) Elle insiste… Voulant éviter de me retrouver dans la peau de Merlin au Rassemblement du Corbeau, je demande s’il y aura à boire. Oui. Après moult tractations, on a trouvé un terrain d’entente : je suis dispensé de chanter, elle chantera pour nous deux et je boirai en proportion. L’arrangement me convient. Le beurre, l’argent du beurre et le cul de la fermière en prime, j’accepte.

Yumiko s’occupe de la réservation – mais il paraît qu’on peut se pointer à l’improviste, ce qui est peu recommandé le week-end vu que c’est pris d’assaut. Elle me fait également un résumé de la chose. Les établissements de karaoké sont comme les démons du même nom et les Romains : légion. On trouve aussi bien des chaînes que des indépendants. Les tarifs varient énormément selon les établissements, l’heure, la durée, les options (nourriture, boissons, sachant que certains proposent des boissons gratuites et offrent la possibilité de ramener son manger). Il existe des forfaits à la nuit, certains font même office d’hôtels (cf. ici).

Une fois sur place, surprise. Première chose à faire, oublier tout ce que je sais du karaoké à la française. C’est peu, donc ça ira vite.
Bonne nouvelle pour démarrer, la session est privée. Aucun risque de se taper la honte en public, puisque le public, c’est nous. Nous disposons de notre salle pour notre groupe, pas d’une scène à la française où vous vous ridiculisez devant tous les clients. C’est sympa, intime, insonorisé. Notre salle dispose de tables et canapés pour installer une demi-douzaine de personnes. Vu qu’on est six, ça ne doit pas être un hasard. On nous remet deux micros.
Deuxième bonne nouvelle côté rafraîchissements, il y a un forfait picole à volonté. Comme j’ai beaucoup de volonté, c’est celui que je choisis !
Troisième bonne nouvelle, y a rien en anglais. Air connu de ma part, mais vaut mieux connaître le japonais avant de vous y aventurer. Après, ça dépend, semble-t-il, des endroits, certains étant des pièges boîtes à touristes. Toujours est-il que dans le nôtre, aucune trace de la langue honnie, le rêve pour moi. A noter que c’est pareil pour les sous-titres qui défilent à l’écran et là, vous avez intérêt à lire très très vite et à ne pas vous paumer dans le texte. Notamment les kanji, accompagnés de leur transcription en hiragana, qui risquent de vous faire chanter deux fois le même mot si vous êtes piètre nippophone et/ou étourdi et/ou bourré.
Pour le reste, un karaoké, c’est un karaoké. Clip à l’écran avec le texte qui défile, faut chanter dans le micro au fur et à mesure que le texte passe en surbrillance.

Fidèle à moi-même (une plaie sociale), je m’en suis tenu à mon rôle d’éponge. Personne n’y a trouvé à redire. Déjà, je suis un gaijin, donc je fais des trucs bizarres, comme ne pas chanter dans un karaoké. Ensuite, malgré une nette longueur d’avance, je n’ai pas été le seul à finir pieusement imbibé. Le cliché du Japonais qui se lâche quand il picole est on ne peut plus vrai. Expressifs, ils le sont un peu plus que le poncif de l’Asiatique impénétrable, mais là ils deviennent carrément expansifs. Bref, excellente soirée qui m’a fait gagner quelques compagnons de beuverie.
A la suite de quoi, l’expérience fut réitérée avec le même groupe. Et là, ô miracle, j’ai chanté… Enfin, chanté n’est peut-être pas le mot… Mais bon, on s’est lancé dans un duo “pittoresque” avec Yumi, une affiche Cradle of Filth feat. Mireille Matthieu. Moi, vomissant mon texte en décalé, toujours un temps d’avance ou de retard, tatouages au vent et mimiques de métalleux pour parfaire le tableau. Elle, claire et juste, à me donner la réplique en tenant son pari de rester sérieuse comme un pape. Un sacré numéro !…