3) La fabrication
La fabrication d’un sabre est un processus complexe. La lame constitue le gros du taf mais pas que. Chaque élément, et il sont nombreux, a droit à son bichonnage en règle. A ce stade, je m’écarte à grandes enjambées de l’école “exposé exhaustif mais surchiant”. D’accord, c’est pas du boulot. Si vous préférez, je peux vous asséner la liste complète des termes techniques. Et ils sont légion. A côté, l’armée romaine ne constitue qu’une poignée de figurants en sous-effectifs.
A partir de cette image, je peux vous pondre 20 articles fleuves agrémentés de termes techniques supplémentaires. Et là, il n’est question que des éléments du sabre, parce qu’avec le lexique associé à la forge et au polissage…
Donc hop :
L’opération de forge prend environ un mois, auquel s’ajoute une semaine de polissage. L’ensemble de la fabrication s’entoure de rites religieux. Il ne s’agit pas que d’une opération technique mais aussi d’une démarche spirituelle. Au point que certains sabres sont censés abriter des kami, pour le meilleur comme pour le pire, dans la grande tradition des épées magiques (ou maudites). A bien des égards, le processus se rapproche de l’alchimie (la vraie, pas l’image d’Epinal du savant fou cherchant à transmuter le plomb ou ses couilles en or).
- La réduction
En version simpliste. A partir du fer, on obtient de l’acier brut, lequel est transformé en acier composite à deux nuances selon la teneur en carbone. Le plus carboné, étant plus dur, servira pour l’enveloppe afin d’assurer la solidité de la lame et d’obtenir un meilleur tranchant. Le moins carboné, plus tendre, formera le noyau central afin d’obtenir un cœur souple.
L’avantage par rapport à une lame d’un seul tenant ? Eviter une arme cassante car trop dure, ou une lame malléable donc inefficace car trop souple. - Le feuilletage
De là, le forgeron confectionne des briques qu’il tabasse comme un furieux. Le martelage élimine les impuretés et, on s’en doute, aplatit les briques métalliques qui à terme ressemblent plutôt à des feuilles (comem dans feuilletage. La feuille est pliée sur elle-même, ce qui redonne une brique. Qui se refait bastonner au marteau. Et ainsi de suite. Vous pouvez essayer chez vous avec de la pâte à modeler, c’est marrant.
L’objectif n’est pas d’obtenir un acier pur et dur. Enfin si, mais pas à 100%. Un acier trop pur serait trop dur et paradoxalement cassant. Et personne ne veut d’un sabre qui a la solidité d’un marteau de verre, les conséquences sur le champ de bataille tournant vite au drame – encore que sur ce point, il existe deux écoles selon de quel côté de la pointe on se trouve.
A la fin de l’opération, le forgeron marave une dernière fois ses briques pour souder les couches entre elles. - L’assemblage
Soit une brique A qui formera l’enveloppe et qu’on replie en U autour de la brique B qui formera le cœur. Soit un forgeron F, muni d’un marteau Z, qui tape (encore) pour souder les deux parties puis retape (!!!) pour les modeler à la forme et à la taille voulues. A quelle heure se croiseront les trains et combien de temps faut-il pour remplir la baignoire ? - La trempe
Les forgerons japonais pratiquent la technique de la trempe partielle. Celle-ci ne consiste pas à plonger trois orteils seulement dans la baignoire pour en jaillir comme un diable en criant “eurêka” ou “elle est froide”. Du tout. Le Cétautomatix local couvre la lame, à l’exception du tranchant, d’une coque à base d’argile (plus quelques ingrédients de son cru, forcément secrets genre œil de triton, poil de foune d’une vierge…). La lame va refroidir en trois temps lorsqu’elle sera trempée. Le tranchant, pouf, rapide donc dur. La partie extérieure protégée, un peu plus long, donc intermédiaire entre robustesse et une relative souplesse. Le cœur, en dernier, conserve toute sa souplesse (mais quand même pas au point de pouvoir faire “boïng” comme une règle en plexi sur une table d’école). - Le polissage
Un premier polissage du forgeron permet d’apprécier la qualité de la lame. Ensuite le polisseur prend la relève. Sa tâche consiste à faire ressortir l’éclat de la lame, parce que c’est joli, et surtout à obtenir un tranchant sur lequel on évitera de laisser traîner ses doigts.
Bilan de l’opération :
L’arme composite obtenue allie un tranchant acéré mais facilement reforgeable en cas de dommages, une lame résistante sur toute sa longueur et un noyau qui amortit les chocs et empêche le sabre de casser net. Elle est pas belle la vie ?
Une fois la lame terminée, elle est assemblée avec ses accesoires. L’équation basique est la suivante : lame + garde + poignée + fourreau + bitonios divers.
La garde (鍔, tsuba) sert à bloquer la lame adverse tout en empêchant ses propres doigts de glisser bêtement sur la lame, ce qui serait ballot. Je vous renvoie à mon (excellent) article ici.
La poignée (柄, tsuka), c’est le côté par lequel on tient le sabre (non, non, je ne prends pas mon lecteur pour un con). Elle se compose de deux demi-coques en bois collées sur la soie de la lame, enserrées dans une gaine en peau et maintenues par le tressage. Soit beaucoup de précautions pour l’arrimer, mais si on envisage l’autre option… La poignée dans la main pendant que la lame part valdinguer sous l’œil rigolard de votre adversaire…
Le fourreau (鞘, saya) est confectionné en bois laqué à partir de la lame qui fait office de gabarit. La plupart des sabres se portent “à l’envers”, càd tranchant vers le haut. Pas pour la jouer stylé mais pour préserver le fourreau. Un sabre affûté est si tranchant que les frottements endommageraient le fourreau. L’arme ne serait plus maintenue, tomberait et, comme pour les savonnettes, au moment de la ramasser… Le tachi, porté tranchant vers le bas, constitue une exception due à son statut d’arme de cavalerie (en clair, plus pratique à dégainer porté de cette façon).
Nous voilà donc avec une arme complète. Que demande le peuple ? (Le premier qui répond “du pain et des jeux” prend la porte.)
4) Usage, fonction et symbole
Maintenant que le sabre est forgé, il faut en faire quelque chose. Cette partie a moins vocation d’exposé que de trailer. Je prévois moult article sur chacun des points à venir et ne grillerai donc pas toutes mes cartouches ici.
- Usage pratique
On en compte deux : la guerre et le suicide.
La guerre, je n’épilogue pas tellement ça paraît évident dans le cas d’une arme. Au total, le sabre affichera au compteur 20 siècles de service. Pour la petite anecdote, le katana est la seule arme capable de décapiter un homme debout (exception faite du lance-roquettes). Aucune arme occidentale, épée ou hache, n’en fait autant sans le renfort d’un point d’appui type billot. Je n’ai pas eu l’occasion de tester malheureusement, aujourd’hui on s’entraîne sur des bottes de paille de riz. Par le passé, les samouraïs testaient leurs lames sur des cadavres, voire sur des gens (puis sur leur cadavres, faut pas laisser perdre). Le monde se divisait alors en deux catégories : ceux qui avaient un sabre affûté et ceux pour qui on creusait une tombe.
Dans le cas du suicide rituel (切腹, seppuku), on utilise le tantō ou le wakizashi pour s’ouvrir “proprement” le ventre. Et comme il n’y a rien de plus douloureux qu’une blessure au ventre et qu’il faut un temps fou pour en crever, on abrège les souffrances du bonhomme en lui faisant valser la tête d’un coup de katana. Et là, on découvre les joies de la déco intérieure à la japonaise. Suffit de remplacer un tatami, une ou deux cloisons en papier et hop, on n’y voit que du feu comme si rien ne s’était passé.
(Articles à venir : “l’art de la guerre” et “l’art du suicide”, promis je vais m’y coller.)
- Fonction sociale
Comme l’épée dans les sociétés occidentales, le port du sabre est l’apanage de la noblesse. Les roturiers ont le droit de se servir de certains nihontō (wakizashi, naginata par exemple), mais le katana reste LE marqueur social strictement réservé aux samouraïs jusqu’à son interdiction par l’édit Hatorei de 1876. Etat de fait à mettre en parallèle avec l’Ancien Régime jusqu’à l’abolition des privilèges à la Révolution.
Le sabre marque aussi une distinction entre pairs. A partir du moment où la société japonaise quitte la spirale des guerres féodales, le sabre cesse d’être le simple outil de travail du guerrier pour devenir une pièce d’artisanat qui fera autant la part de l’efficacité que de l’esthétique. En tant que tel, il deviendra au XVIIIe s. un signe extérieur de richesse, la beauté d’un sabre étant un moyen commode d’afficher son train de vie et d’en mettre plein la vue à ses collègues. La Ferrari ou la Rollex de son époque…
Sur ce point aussi, le shogunat Tokugawa tient la comparaison avec l’absolutisme louisquatorzien. A l’Ouest,rien de nouveauVersailles scotche les grands féodaux à portée du roi, leur enlevant la possibilité de comploter en province. Le train de vie dispendieux plombe les finances et sans le nerf de la guerre, dur dur de mener une guerre. La compensation via le système de pensions crée une dépendance qui boucle la boucle. A l’Est, le shogun a la main-mise sur la distribution des domaines, donc des revenus associés. Les familles de daimyōs sont soumises à des périodes de résidence obligatoire à la cour d’Edo comme autant d’otages en cas de révolte seigneuriale dans la cambrousse. Au bout du compte, ce que les uns claquent en fêtes versaillaises, perruques et toilettes, d’autres le claquent en sabres de luxe. Noblesse oblige…
- Fonction symbolique
Le sabre exprime le pouvoir de la classe guerrière. Il identifie immédiatement le guerrier au reste de la société. Pas seulement le noble par rapport au paysan, au marchand, à l’artisan, mais bien le guerrier. Celui qui suit la voie des armes. Celui qui tue (ou meurt). Celui qui sait se battre, a les moyens de le faire et ne s’en prive pas. A une époque où “la raison du plus fort est toujours la meilleure”, il coule de source que le guerrier appartient à la classe dominante. Le sabre fait figure de symbole de son autorité. A ce titre, on le retrouve sous forme d’épée dans l’attirail des regalia au côté du joyau et du miroir pour former les Trois Trésors Sacrés du Japon (三種の神器, Sanshu no Jingi), emblèmes du pouvoir impérial.
Quand on parle de sabre japonais viennent immédiatement en tête l’image du samouraï, le Bushidō, les notions d’honneur et de loyauté, et cetera et cetera. A juste titre. Car le sabre cristallise autour de lui l’éthique samouraï. Il n’est plus seulement question de classe sociale nobiliaire ni de fonction guerrière strictement martiale, mais d’un système de valeurs. Maître Ueshiba, fondateur de l’aikidō, le résume dans la citation “le sabre est par essence l’âme du samouraï”. Le guerrier et son arme ne font qu’un, tant sur le plan pratique (j’entends par-là les arts martiaux, mais ça marche aussi avec l’éventration) que spirituel ou dans l’imaginaire collectif. Indéniablement un symbole fort (et tout aussi indéniablement je reviendrai dessus dans un autre prochain article, parce qu’il y a beaucoup mais alors beaucoup à dire sur le sujet).
Conclusion
L’idéal aurait été de conclure sur une petite vidéo de démonstration de mes talents au katana, mais je n’ai pas trouvé de volontaire…
Le sabre reste aujourd’hui très représentatif de ce qu’on pourrait appeler “l’âme japonaise”. En terme d’Histoire, de patrimoine, d’art, de valeurs, d’idéal.
Quelque part, on peut tout lui rapporter. La proverbiale étiquette japonaises ? Ça marche ! Il y a autant d’usages à respecter face à un sabre que dans n’importe quelle autre situation. On ne touche pas un sabre sans y avoir été invité, c’est une insulte. On ne le dégaine pas sans permission, pas plus qu’on ne le sort entièrement du fourreau ni ne le tourne vers son hôte, c’est agressif. On ne touche pas la lame pour ne pas l’abîmer ni la salir. On ne pose pas un sabre n’importe comment (tranchant en haut, toujours). Même l’orientation a son importance : poignée à droite, donc à portée de main pour dégainer, c’est signe de méfiance. Et je pourrais continuer longtemps sur la façon de le tenir, de le nettoyer, de le regarder… Mais surtout, surtout, on ne rattrape pas un sabre qu’on a maladroitement lâché. Ou alors on apprend à vivre avec moins de doigts…
Tout ça pour dire que le sabre est entouré d’un code de conduite. Beaucoup de politesse, une poignée de bon sens et énormément de respect. Pour celui qui l’a forgé, ceux qui l’ont porté… et ceux qui sont tombés sous sa lame. Pour avoir eu l’occasion de tenir un sabre ancien, j’ai bien senti le poids de l’Histoire. Pas au point de voir des âmes d’un blanc translucide voler autour de moi, on n’est pas à Hollywood. Mais quand même, se dire “cette arme a tué” lui donne une autre dimension.
Après, la pratique des arts martiaux m’a donné un rapport particulier au sabre. Tout coule de source dans ma tête. A formuler clairement pour un “non-initié”, c’est une autre histoire.
Pour donner une idée de ce qu’il représente, une exposition du Musée National de Tōkyō mentionnait dans son catalogue la citation suivante :
“A travers le sabre, que le peuple japonais considère comme un trésor, nous espérons que vous apprécierez à la fois l’histoire et l’esprit guerrier qui font la fierté du peuple japonais.”
Sources
Un certain nombre d’articles de Wikipedia (français, anglais, japonais) pour débroussailler le terrain et aller chercher d’autres sources plus fiables.
Ma bibliothèque personnelle, principalement :
– ELIADE, Mircea, Forgerons et alchimistes, 1977
– IRVINE, Gregory, Le sabre japonais, âme du samouraï, 2003
– PINGUET, Maurice, La mort volontaire au Japon, 1984
Plus mes autres bouquins sur les samouraïs mis ponctuellement à contribution (trop nombreux pour les mentionner tous).
J’ai bien sûr pris prétexte du sujet pour revoir Les Sept Samouraïs (Kurosawa, 1954) et Zatoïchi (Kitano, 2003).
L’exposé initial a été relu par Mlle Takeda Yumiko pour d’éventuelles corrections de kanji. L’update de cette version a été relue par la même, si ce n’est que maintenant, on l’appelle madame (en l’occurrence la mienne).