2) Histoire et évolution
Sur cette photo tirée des Sept Samouraïs, on peut voir le port traditionnel du sabre et du daishō à la ceinture, et le port moins académique des rōnins, arme à l’épaule. Ici, c’est un nodachi qu’on passe difficilement dans une ceinture sauf à vouloir s’emmêler les pieds dedans, mais le port peu orthodoxe vaut aussi pour le katana.
La scène se passe en 1586, mais pourrait aussi bien se dérouler en l’an Mil ou en 1860 à quelques détails près. Mais derrière cet immobilisme apparent, l’histoire du sabre est en fait très riche. (Cette phrase sonne comme une vieille transition de dissert’…)
Classiquement, on divise l’histoire du nihontō en cinq périodes. Je préviens tout de suite que l’exposé sera un survol et que la recherche des détails est à votre charge.
- Jōkotō (上古刀), les “très anciens sabres”. Même si on les classe dans l’historique, les sabres de cette époque n’entrent pas dans les nihontō stricto sensu et sont traités à part comme des prototypes. Ergotage typique d’historiens, on est des spécialistes… Même les limites des périodes indiquées sont sujettes à débat, soit dit en passant.
Avant de désigner les sabres, le kanji 刀 signifie épée. Les armes de la période ressemblent le plus souvent à des épées droites à double tranchant, parfaite antithèse du canonique sabre courbe qui ne coupe que d’un côté. Les techniques de forge sont importées du continent (donc de la Chine à qui le Japon a beaucoup repiqué). Assez basiques, elles donnent des lames de qualité moyenne.
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Kotō (古刀), “les anciens sabres”. Au début du VIIIe s. apparaissent les premières mentions écrites de sabres. Dans le même temps, les forgerons japonais commencent à développer leurs propres techniques de fabrication. M’est avis que les deux sont liés.
Pourquoi des sabres ? me direz-vous. Comme indiqué dans le volet précédent, une lame courbe donne une plus grande amplitude de frappe quand on est à cheval. Pourquoi à cheval alors ? Eh bien, comme en Europe, la classe dirigeante est celle qui dispose à la fois des armes et du pognon, donc des moyens d’entretenir un bidet pour combattre avec classe et distinction. Ou plutôt combattre comme des gros bourrins, mais sans patauger dans la merde. A défaut d’avoir les mains propres, les pieds, eux… A la base, il s’agit de cavaliers archers. Mais comme arme de corps à corps, l’arc n’accorde pas une espérance de vie très étendue. D’où le sabre. On retrouve la configuration monture-arc-lame courbe chez la plupart sinon tous les peuples de cavaliers nomades d’Asie (qu’elle soit Mineure, Centrale, Haute…). Il me semble que la remarque vaut aussi pour la péninsule arabique et le Maghreb, mais je m’avancerais moins, n’étant pas spécialiste de leurs techniques de combat. Il n’y a que l’Europe à être restée une forcenée de l’épée droite avant l’introduction massive du sabre de cavalerie lors des guerres napoléoniennes.
Revenons-en à nos petits Japonais.
Les siècles de guerres féodales agissent comme un moteur lancé à pleine puissance pour l’amélioration des techniques de forge. Eh oui, la guerre, c’est aussi le progrès. Pendant la période Kotō se développent les Cinq Traditions (五ヶ伝, gokaden) en référence au style propre à autant de régions (Bizan, Mino, Shoshu, Yamashiro, Yamato).
Les lames sont caractéristiques d’une époque de guerres : de plus en plus longues. Une meilleure allonge permet de dégommer son adversaire “de loin” et limite les risques de s’en manger une. Revers de la médaille, les guerres endémiques auront pour conséquence un passage progressif à une “production de masse” – dans les limites d’une ère non-industrielle –, laquelle se traduira par une baisse de qualité au XVIe s. Ceci mis à part, la période Kotō est considéré comme l’âge d’or du sabre de combat, esthétiquement peu raffiné mais redoutable sur le champ de bataille. Vaut mieux gagner avec un sabre moche que se faire ouvrir en deux en brandissant bêtement une arme d’apparat.
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Shintō (新刀), “les nouveaux sabres” (aucun lien de parenté avec la religion shintō malgré l’homophonie). L’unification et la pacification progressive du Japon vont amener des changements profonds à partir du XVIIe s. Dans un premier temps, la qualité technique des lames va baisser à cause de trois facteurs :
1) Le fer utilisé pendant le début de la période est de moins bonne qualité. Là, vous me croyez sur parole, je ne vais pas m’embarquer dans un laïus sur les circuits d’approvisionnement.
2) La perte de secrets de forge jalousement gardés. On a produit en masse des armes moyennes… et entretemps le forgeron qui détenait “le secret de l’acier” est mort en emportant son savoir dans la tombe. Dommage pour Conan… Les apprentis, disciples et successeurs restent infoutus de retrouver la qualité d’antan. C’était mieux avant, ma bonne dame…
3) La transmission des savoirs, facilitée en temps de paix, va paradoxalement contribuer à un appauvrissement. En effet, les connaissances ne se cumulent pas au gré des échanges entre artisans mais s’uniformisent, signant la fin des Cinq Traditions.
En même temps, la perte de qualité de lame est compensée par la relative tranquillité de l’ère Edo. Plus besoin de trimballer un arsenal au top du top pour bastonner tous les deux jours.
Avec la paix du shogunat Tokugawa viennent la prospérité… et l’ennui. Les guerriers se tournent vers des activités inattendues de la part des gros bourrins qu’ils sont (ikebana, jardins, cérémonie du thé…). Toutes ont en commun la recherche de l’esthétisme. Le mouvement se rapproche grosso modo de ce qui se passe dans la France absolutiste des Bourbons avec “l’honnête homme”. Ici comme ailleurs, on se cultive faute d’activité plus palpitante comme une bonne vieille guerre avec le seigneur voisin.
Suivant le mouvement, le sabre développe une qualité esthétique inconnue jusqu’alors.
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Shin-shintō (新々刀), “les nouveaux nouveaux sabres” (c’est concept…). A partir de l’ère Meiji, avec l’abolition de la classe samouraï et l’introduction d’armes modernes, le sabre perd sa raison d’être aussi bien sur les champs de bataille que comme marqueur social. Il devient donc un symbole, un objet d’art ou d’histoire.
L’âge d’or esthétique entamé sous l’ère Edo éclate en apothéose créative à la fin du XIXe. Les Cinq Traditions reviennent sur scène, souvent mélangées entre elles pour donner une infinité de styles.
En tant qu’arme, le sabre sera réintroduit pendant la Seconde Guerre Mondiale à destination des officiers et des Tokkōtai (nom local des kamikazes). A part certains hurluberlus qui sortent le sabre de papi du placard, la plupart seront dotés d’armes forgées dans des arsenaux industriels. Les sabres modernes n’ont rien à envier aux reliques du troisième âge : ils sont tout aussi encombrants dans la jungle… et tout aussi efficaces. Les anecdotes abondent sur des canons de mitrailleuse tranchés comme du beurre ou des balles qui ricochant sur une lame sans la briser.
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Gendaïtō (現代刀), “les sabres contemporains”. Après un passage à vide lors de l’occupation américaine, les Japonais fondent la NBTHK (日本美術刀剣保存協会, Nippon Bijutsu Tōken Hozon Kyōkai), société qui a pour but la préservation du patrimoine des sabres, tant les armes elles-mêmes que les techniques associées (fonte, forge, polissage…). La production est relancée, certaines techniques redécouvertes. Des forgerons prennent même place parmi les Trésors Nationaux Vivants (人間国宝, Ningen Kokuhō).
Ces sabres de fabrication contemporaine (新作刀, shinsakutō) ne sont pas moins “authentiques” que leurs ancêtres, quoi qu’en disent certains. Authentique n’est pas synonyme d’ancien, si ma connaissance du dictionnaire est exacte (et elle l’est). Les techniques, l’esthétique, l’efficacité sont les mêmes ; la seule différence réside dans l’âge. Si je ne m’abuse, seuls les shinsakutō peuvent sortir du Japon contrairement aux sabres anciens. Comptez 5000 euros environ et quelques formalités douanières (sous réserve que la législation n’ait pas changé depuis que j’ai acheté le mien).
Pour les photos, je renvoie ici et là.
La suite au prochain numéro…