Sous les cerisiers sont enterrés des cadavres

桜の樹の下には屍体が埋まっている!(Sakura no ki no shita ni wa shitai ga umatte iru !)
Ainsi débute la nouvelle Sous les cerisiers de l’écrivain Kajii Motojirō. Ce célèbre incipit est souvent cité lors de hanami.

“Sous les cerisiers sont enterrés des cadavres ! Il faut s’en persuader. Sinon, n’est-il pas incroyable que les cerisiers fleurissent si splendidement ?”
Le texte date de 1927, soit bien avant ma naissance, donc non, je n’ai rien à voir avec la présence desdits cadavres en dépit de ma réputation de fossoyeur.
Maintenant que mon innocence est établie sans l’ombre d’un doute (hum…), laissons les maccabées de côté et parlons de zolies pitites fleurs.

Hanami (花見) n’est pas, comme on le voit écrit partout, une espèce de “fête du cerisier”. Enfin si, mais pas tout à fait. Littéralement, hanami signifie “regarder les fleurs” et ne se limite donc pas auxdits cerisiers. Par exemple, parmi les autres arbres emblématiques au Japon, on trouve des hanami lors de la floraison des pruniers, des abricotiers et des pêchers. Ceci étant, la symbolique du cerisier étant ce qu’elle est au Japon, hanami coïncide pour beaucoup d’abord et avant tout avec les cerisiers.

Sakura

Le cerisier du Japon couvre plusieurs variétés de prunus assortis d’un deuxième nom latin dont je vous fais grâce. Il s’agit d’arbres ornementaux, pas fruitiers, ce qui  m’empêchera de placer l’expression “cerise sur le gâteau” dans cet article. En version courte, on les appelle sakura (桜).

La fleur de cerisier est un emblème très ancien au Japon, qui n’a rien perdu de sa symbolique au fil du temps. On l’associe à la pureté (à cause de sa couleur), à l’éphémère (sa floraison est courte) et à la beauté (parce que… c’est beau). Les sakura font fureur aussi bien chez les moines bouddhistes, par rapport à l’impermanence des choses, que parmi les guerriers, qui avaient quant à eux une expérience on ne peut plus pratique du caractère éphémère de la vie.
Les sakura stylisées se retrouvent sur les armoiries (kamon), les carlingues d’avions kamikaze, les uniformes de la police ou de l’armée ou comme ornements d’objets divers et variés (vêtements, vaisselle, meubles, etc.).

On doit à la plume d’Ikkyū Sōjun (1394-1481), originaire de ma bonne ville de Kyoto, le célèbre 花は桜木、人は武士 (Hana wa sakuragi, hito wa bushi). “Entre toutes les fleurs, la fleur de cerisier ; entre tous les hommes, le guerrier.” Une maxime qui en dit long sur la symbolique des sakura… et sur la conception sociale de l’époque. L’adage est au cœur de la Voie du Guerrier, les samouraïs ayant un code taillé à la serpe et une existence souvent élaguée par un malheureux coup de katana.

Mon meilleur profil avec le fameux proverbe sur l'omoplate gauche.

Hanami

La pratique de hanami remonte à la période Nara (VIIIe s) où elle concernait l’abricotier du Japon. A partir de la période Heian, la contemplation des fleurs s’étend au cerisier qui devient prépondérant. La tradition veut que la coutume de pique-niquer sous les cerisiers en fleurs remonte à l’empereur Saga (嵯峨天皇 ; 786-842) qui l’auraient initiée à Kyoto, alors résidence de la cour impériale. Selon un processus de cascade culturelle, l’habitude est ensuite passée aux élites locales des samouraïs puis s’est étendue à l’ensemble du peuple sous l’ère Edo.

De nos jours, hanami offre ce mélange typiquement nippon d’allégresse spontanée et d’organisation martiale réglée comme un coucou suisse. On ne plaisante pas avec hanami !
Les Japonais suivent avec attention les bulletins de l’Agence météorologique du Japon sur l’avancée des troupes Alliées dans le Pacifique du sakura zensen (桜前線, “front des fleurs de cerisier”).
En effet, si l’Homme a été créé à l’image de Dieu, le Japon a été conçu d’après la mienne : grand et maigre. Dans cet archipel tout en longueur, la floraison est étalée dans le temps du Sud au Nord, de fin mars à début mai selon les régions. Selon que vous habitiez Okinawa ou Hokkaido, les dates sont donc très étalées… et suivies de près puisque la floraison est brève et les sakura fragiles. Au moindre coup de vent, tout dégage et vous êtes bon pour patienter un an ou vous lancer à la poursuite du sakura zensen.
Vu les tempêtes cette année, il fallait vraiment être à l’affût. Je pense notamment aux tornades dans la région de Tokyo qui s’en est sorti à bon compte, les cerisiers ayant réussi à fleurir entre deux bourrasques. Mais vu la quantité de neige encore présente à Hokkaido courant avril, il y aurait toujours eu un moyen de se rattraper.
De toute façon, un Japonais trouvera toujours un cerisier en fleur quelque part. Ils doivent avoir une espèce de gène du sourcier dédié aux sakura. Les années où le printemps est tellement pourri dans certains coins que les sakura ne pointent pas le bout de leur nez ou sont balayées sitôt écloses, les Japonais trouvent quand même le moyen de fêter hanami ailleurs, grâce justement aux bulletins du sakura zensen. Autre considération climatique,  qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse un froid à congeler un Islandais, on sort pour hanami et ce n’est pas négociable.

En vrac…
Si vous n’avez pas l’occasion de venir au Japon, vous pouvez vous rabattre à l’étranger sur le Tidal Basin à Washington ou le Parc de Sceaux en région parisienne.
Les deux moments phares sont kaika (開花) et mankai (満開), marquant respectivement l’apparition des premières fleurs et la pleine période de floraison.
Il existe un équivalent automnal de hanami, momijigari (紅葉狩, “chasse aux feuilles rouges”), qui consiste à observer le changement de couleur des feuilles. Cette pratique est nettement moins suivie qu’hanami.

Que fait-on pendant hanami ? On regarde les fleurs. Ben oui, c’est un peu l’idée de départ quand même. Petit inconvénient de la chose, la quasi totalité de la population du Japon a la même idée en même temps. Tout endroit disposant du moindre cerisier est donc littéralement pris d’assaut. Le résultat est à la fois sympa en terme communautaire, mais en pratique, on a vite fait de se retrouver les uns sur les autres. On dirait une plage de Côte d’Azur en août, le sable et les parasols en moins, la politesse en plus. En général, on réserve son emplacement tôt le matin en y installant un coin à son nom (souvent matérialisé par une bâche bleue) ou en envoyant un ami faire le pied de grue.

Pour deux, ça fait quand même une grande bâche.

A noter qu’en la circonstance, on est très loin du cliché du Japonais enfermé dans un code rigide à en choper des crampes. L’habitude est en effet d’aller pique-niquer en famille ou entre amis sous les cerisiers et ça se passe à la bonne franquette. Preuve que l’atmosphère est à la détente, il n’existe aucun impératif culinaire en la matière alors que les autres fêtes impliquent généralement de manger tel ou tel mets précis.
Chaque année, on entend parler de la tradition des excès nippons en matière d’alcool. Le fait est que depuis l’origine de la fête, il est coutume de boire du saké en cette occasion. Cette année, divers journaux ont ergoté sur les hospitalisations pour beuverie intensive, principalement chez les jeunes (si mes souvenirs sont exacts, 70 personnes environ à Tokyo en une semaine). Ceci étant, comparé à l’ensemble des Japonais qui fêtent hanami, les débordements restent minoritaires. Et ils sont loin d’avoir le monopole de la picole festive si j’en juge par mon expérience de la Braderie de Lille…

Grossbouf a faim.

Je me suis offert deux sorties pour l’occasion, la première avec la “horde sauvage” (Yumi, ses parents et une poignée de membres de sa famille) assortie d’un bain de foule kyotoïte, la deuxième en binome avec la miss pour un tête-à-tête dans un coin plus reculé où il y avait peu de monde. Les Japonais le fêtent souvent plusieurs fois aussi : en famille, entre amis, entre collègues…

Un groupe de filles... donc un groupe de sacs et paniers bourrés de trucs et machins (syndrome dit “du sac à main”). Vous remarquerez qu'on se déchausse, comme à l'intérieur.
Un endroit (relativement) désert et donc peinard pour hanami.
Cerisiers en fleurs dans la région de Nara.
Scène délirante d'un type pêchant dans le parc. Petit détail : il n'y a pas d'eau.